lundi, novembre 09, 2009

Ivano Ghirardini, la conquète en solitaire du Mitre Peak, Karakoram, 6010m



Nous voici enfin à Skardu, à près de 2 500 mètres d'altitude, au bord de l'Indus. De gros nuages noirs bouchent toute la vallée et seuls de longs couloirs d'avalanches encore pleins de neige d'hiver laissent deviner la présence des sommets de plus de 4 000 mètres qui surplombent le grand fleuve.
Et je ne peux m'empêcher de penser à Alexandre, à cette petite armée harassée par la longue conquête de l'empire perse, arrivant enfin sur les rives de l'Indus, l'extrême limite du monde connu d'alors. J'imagine l'inquiétude de ces 40 000 sol¬dats, noyés dans les immenses plaines du Penjab, lorsqu'ils prirent conscience des dimensions de l'Asie. Alexandre voulait continuer encore. Qui sait ? Franchir 1' Himalaya et aller jusqu'en Chine. Un ins¬tant, j'imagine sa déception lorsque ses troupes refusèrent de poursuivre. Je l'ima¬gine l'esprit vide tant il brûlait de ques¬tions, et cela sous le regard pénétrant des ascètes yogi, indifférents à ses conquêtes.
2 500 ans plus tard, peu de choses sem¬blent avoir changé. Les prières de l'Islam ont remplacé les méditations, mais le rêve semble le même. Je serre encore plus fort ma compagne, Marie-Jeanne. "Oui, dis-je à haute voix, l'aventure ne commencera vraiment que lorsque nous aurons franchi l'Indus. " Pourquoi le Mitre Peak ?
Là bas, tout au loin, la gigantesque pyramide du K2 ; la neige s'accumule dou¬cement sur les pentes vertigineuses de la face ouest avant de se précipiter en avalan¬ches.
Nous étions quatorze l'an dernier à nous acharner sur le fantastique pilier sud-ouest, quatorze à lutter dans la tempête. Que de déceptions aussi, pour l'endurci grimpeur solitaire que j'ai toujours été ! Plus que tout, j'ai horreur de l'échec, et c'est au retour, à Concordia, en contem¬plant une dernière fois le K2 que ma déci¬sion fut prise : revenir en Himalaya. Fin septembre 1979, il était trop tard pour obtenir l'autorisation pour un plus de 8 000 mètres. Et mes regards s'étaient tournés vers le Mitre Peak, merveilleux sommet vierge. J'ai toujours été attiré par les très belles montagnes, aux lignes pures et aériennes qui filent tout droit vers le ciel.
Mais qui s'intéresserait au Mitre Peak en cette époque où vedettariat et compéti¬tion sont sur le devant de la scène ? Et puis, pour cette escalade que je pressentais extrême, je n'aurais besoin ni de porteurs d'altitude, ni de camps ou de cordes fixes. Je voulais grimper en Himalaya comme dans les Alpes, et j'étais sûr à présent de tenir le coup en haute altitude.
Dès le départ, cette expédition allait s'affranchir de toutes les règles conven¬tionnelles. Dix porteurs seulement au début de la marche d'approche, cinq à l'arrivée au camp de base, pour trois mem¬bres et trois mois d'autonomie. J'avais décidé de combler le manque de moyens financiers en portant moi-même tout le matériel d'escalade nécessaire à l'ascension, depuis les cordes jusqu'aux cram¬pons, en tout plus de 35 kg. En remontant la pénible côte de Chongo, j'étais con¬vaincu qu'il s'agissait là de la meilleure acclimatation possible. De plus, les por¬teurs me voyant trimer comme eux, sinon plus à cause de la surcharge, ne m'ont posé aucun problème, pas même une de ces tra¬ditionnelles discussions de salaires aux¬quelles sont désormais habituées les expé¬ditions (1).
Pas de médecin non plus, Marie-Jeanne jouant officiellement ce rôle auprès des autorités de Rawalpindi.
Notre officier de liaison fantôme décla¬rera forfait après deux jours de marche. Tout cela réduisit au plus juste nos besoins, tant et si bien que nous avons été la plus petite expédition qui ne se soit jamais aventurée sur le glacier de Baltoro. Nous étions même plus légers qu'un groupe de randonneurs français, toutes proportions gardées, qui allait à Concor-dia avec un guide et plus de trente por¬teurs.
En solo.
J'aime grimper seul, j'ai constaté par expérience que je prenais souvent moins de risques qu'en cordée traditionnelle. Je connais mes limites et m'efforce de rester toujours très en deçà. De plus, j'ai rare¬ment trouvé un compagnon avec qui je sois à l'aise. Il en va par contre tout autrement du métier de guide que j'exerce tou¬jours avec beaucoup de joie car je m'oublie moi-même pour ne penser qu'à l'autre et le mener tranquillement avec le maximum de sécurité possible
Dans le fond nous étions heureux de ne devoir compter que sur nos propres forces, de n'avoir que le strict matériel indispensa-
ble : ainsi lé Mitre Peàk ne serait pas une victoire volée à grand renfort de moyens, comme se proposait de le faire la lourde expédition américaine qui échoua sur ces flancs en 1976.
Celui qui a parcouru les interminables moraines du glacier du Baltoro a du mal à comprendre comment dans ce monde aride et stérile peuvent pousser d'aussi bel¬les oasis de verdure que Payu ou Urdukas.
Ainsi en fut-il de notre camp de base, découvert par hasard après une pénible marche dans le dédale de crevasses qui pré¬cède Concordia ! Quelle joie de se rouler dans l'herbe et de contempler des fleurs à près de 5 000 mètres d'altitude ! De plus, chaque matin, nous avions la visite d'une trentaine d'Ibex, ces grands chamois de l'Himalaya, aux larges cornes, qui venaient brouter paisiblement Jes pentes d'herbe qui nous dominaient. Sans doute ces animaux avaient-ils compris qu'ils n'avaient rien à craindre de nous : Marie-Jeanne et moi sommes végétariens depuis de longues années déjà et même pour une photo (les maniaques de la pellicule font souvent autant de torts que ceux de la gâchette) nous n'avons pas dérangé ces superbes animaux. Un matin, une mère avec ses deux enfants s'approcha à moins de deux cents mètres des tentes. Je croyais rêver, tous ces animaux passent pour être très farouches et craintifs vis-à-vis de l'homme.
Une ascension tranquille
Dire que la conquête du Mitre Peak ne m'a posé aucun problème serait mentir mais de là à en faire un récit dramatique et à la présenter comme une escalade impos¬sible, il y a un pas que je ne franchirai pas. Si le tempérament méridional pousse par¬fois à l'exagération certains récits, je soup¬çonne les auteurs de la plupart des récits d'ascension que j'ai lus à ce jour d'avoir fait leurs études du côté de la Canebière ou de Tarascon. Il faut être sincère. Après des années d'alpinisme extrême, si l'on est tou¬jours angoissé, pourquoi continuer à se faire peur ?
31 mai, en pleine après-midi, j'arrive enfin à quitter la douceur du camp de base. Et c'est seulement une fois dit un dernier au revoir à Marie-Jeanne, que je retrouve tous mes esprits. Un air glacial vient du Gasherbrum IV et m'oblige à ne pas traîner. Désespérante moraine du Bal-toro. Monter 100 mètres, en redescendre autant, contourner une crevasse, sauter un ruisseau et continuer ainsi, sans jamais en voir la fin.
La nuit tombe lorsque j'arrive sur l'autre bord du glacier. Au pied du Mitre Peak, tout est noir, la neige insuffisam¬ment durcie encore casse sous mes pas. Mieux vaut s'arrêter et attendre.
Deux heures du matin. J'émerge de mon demi sommeil laiteux et chausse aussitôt les crampons. Tout est glacé à présent comme cet air qui me brûle les poumons lorsque je respire par la bouche. Atteindre le pied même du couloir d'attaque me prend plus de temps que prévu. Il faut du temps pour s'habituer aux proportions de l'Himalaya bien différentes de celles des Alpes. La rimaye complètement bouchée par les avalanches successives se passe sans aucun problème. Je n'aime pas beaucoup les longs couloirs même très raides car l'escalade y est souvent monotone et sté¬réotypée. D'un pas endormi je m'élève sur ces larges pentes, le plus possible pieds à plat pour ne pas fatiguer...
L'itinéraire très évident au début se perd à présent dans un ressaut rocheux très raide. Je le surmonte plus rapidement que prévu et débouche sur une arête en glace vive barrée en haut par une corniche sur¬plombante. Je pourrai l'éviter en traver¬sant sur la gauche mais j'exclue cette solu¬tion car trop exposée aux avalanches. La suite me donnera raison d'ailleurs. Arrivé sous la corniche, j'enfonce une broche à glace et y passe ma corde en double. Pour plus de prudence je pose le sac. Le passage d'une corniche exige souvent plus de finesse et d'ingéniosité que de force. Un dernier rétablissement et je me retrouve sur l'épaulement parfaitement plat. Deux pitons couplés dans les rochers délités et il ne me reste plus qu'à redescendre chercher le sac. Vers 10 heures, nous voilà tous les deux réunis sur cette confortable terrasse entourée de toute part d'abîmes insonda¬bles. Ce sera tout pour aujourd'hui : le soleil est déjà haut ! quelques minutes plus tard une avalanche balaie la suite de l'iti¬néraire et ce n'est pas sans inquiétude que je regarde la pente sous la corniche glisser vers le vide. Si j'avais choisi la traversée plus facile, je n'avais que peu de chance d'en sortir.
L'arête en croissant de lune
Le reste de l'après-midi se passe à faire des litres de thé et à contempler les douces évolutions d'un couple de choucas venu me rendre visite. J'ai installé l'excellente petite tente de paroi en Gore Tex récupérée l'an, dernier au K2 dans une grotte de neige. Le confort parfait, trop même car je ne tarde pas à sombrer dans un long som¬meil : le lendemain 1er juin je me réveille en sursaut à 7 heures du matin ! Voilà plus de 10 heures que je dors d'une traite.
Dehors le temps est voilé, il fait très froid et la suite de la voie me semble très rébarbative. Il me faut être sur "l'arête en croissant de lune" avant le soleil. Au début, la progression n'est pas très difficile puis c'est l'éternelle question : par où pas¬ser?
A gauche ce n'est qu'un cahot de blocs instables coupés de ressauts verticaux et délités. A droite de grandes dalles extrême¬ment raides et recouvertes de givre et de glace. Vraiment impossible par là. Reste tout droit par cet étroit boyau de glace qui conduit à un raide mais court ressaut en rocher pourri. Le début, malgré l'exposi¬tion, passe mieux que prévu puis je coince sous une fissure légèrement déversante. Je dois de nouveau m'autoassurer et enlever les crampons. Du bon V sup. J ' en suis quitte pour un peu d'équilibre sur les rochers à droite et ce n'est pas sans soulagement que j'empoigne les prises de sortie malgré leur solidité plus que précaire. Il faut de nou¬veau redescendre pour chercher le sac. Celui-ci n'est pas bien lourd car j'ai laissé ce matin presque tout mon matériel sur l'épaulement, plus de tente, de sac de cou¬chage, de matelas isolant, de réchaud. Il ne me reste plus qu'un petit casse-croûte pour la journée, une corde de sept millimètres pour le retour, des plaquettes de combusti¬bles et quelques matériels divers de rechange. Cinq kilos tout au plus.
En arrivant au col de l'arête en croissant de lune, je réalise vraiment et ne suis plus du tout rassuré. Sur le versant est, d'énor¬mes corniches surplombent le vide en une succession continue de plus de mille mètres de haut, énorme crème montée qu'il ne vaudrait mieux pas dévaler. Quant à l'arête ce n'est qu'un fatras de gendarmes de plusieurs tonnes chacun et sinistrement branlants à mon goût.
Après bien des efforts, des allers et retours pour décoincer la corde, j'atteins le bastion terminal, trois cents mètres envi¬ron sous le sommet. Comme par surprise, il neige. J'étais tellement absorbé par cette traversée d'arête que je n'ai pas pris garde à l'arrivée du mauvais temps. De larges souffles glacés remontent par le versant est. Ce phénomène explique peut-être l'étrange formation de corniches sur ce versant. Un peu comme si le vent avait gelé et suspendu en l'air ces amas de neige !
On n'y voit plus rien à présent mais j'ai suffisamment d'expérience du terrain mixte pour trouver mon chemin. Il vaut mieux, parfois, ne pas réfléchir. Grimper par instinct sans se poser de questions. Si je laissais le doute ou la peur m'envahir, je serais perdu. Si je venais à tomber dans cet enchevêtrement terriblement délité, ce se¬rait fini, plus de 1 500 m de chute d'un coup : la corde est pliée sur le sac ! Seule la neige sur mon casque et des pierres que je ne manque pas de faire tomber viennent troubler ma paix intérieure.
Dans le fond, j'aime grimper ainsi, dans cet état d'extrême décontraction et de plé¬nitude. Ma vie me semble prendre un sens nouveau, comme si je n'étais plus un étranger dans ce monde.
Le soir arrive et je bute sous un mur ver¬tical de cinq mètres de haut. Il est bien tard pour franchir un tel passage et j'installe mon bivouac sur une petite vire juste assez large pour s'assoir.
Quelle victoire ?
Toute la nuit, il neige et lorsque le jour se lève je découvre un paysage entièrement remodelé où presque toutes les taches de rochers noirs ont disparu. Un vent glacial se met à souffler.
Vers dix heures la tempête se calme, il ne neige plus. Je secoue ma combinaison et m'impose un peu de gymnastique avant de repartir. Mais sur cette petite vire je com¬mence à être inquiet. Ma première tenta¬tive en libre dans le petit mur s'est vite sol¬dée par un échec. Le rocher s'effrite en surface et est absolument impitonnable, il y a bien une fissure sur la gauche mais elle est encombrée de glace et de prises insta¬bles. De plus le départ est surplombant.  J'avise enfin une écaille décollée à la sortie du mur et qui semble solide. Après plusieurs essais je parviens à l'attraper au lasso. Quelques solides tractions, elle ne bronche pas d'un pouce. Le jumar claque et quelques instants plus tard je suis en haut du mur. La suite est plutôt rébarba¬tive mais je ne veux plus renoncer. Ou trop réfléchir. Je veux arriver au sommet du Mitre Peak et il me semble redécouvrir la poésie de l'alpinisme des pionniers.
A cette époque, les Alpes étaient vier¬ges. Il y avait du mystère et 4es joies incomparables à gravir des cimes inviolées comme le Cervin, la Verte ou le Grépon. Dans le fond, l'alpinisme avait un sens simple. Ces montagnes étaient là et il fal¬lait les gravir.
Il en est de même aujourd'hui en l'Himalaya. Il faut avoir survolé même qu'en partie cette chaîne pour voir se suc¬céder les cimes vierges, les faces inexplo¬rées : beaucoup de Meije et de Cervin un peu partout ! Les gravir n'est pas entière¬ment un problème d'alpinisme, il faut aussi et surtout de l'argent et des autorisa-i ions. La conquête des Alpes fut une aven-lure loyale et à armes égales entre tous les pratiquants, il suffisait dans le fond à Her-:nan Buhl d'avoir de bonnes jambes et un vélo pour aller au Piz Badile. Rien de com¬parable aujourd'hui en Himalaya. Et lors-ijue j'arrive enfin au sommet du Mitre °eak, de nouveau la tempête, je suis pris il'un doute. Ma victoire est-elle bien réelle ? Je pense à tous ces jeunes grim-; jeurs qui en France voudraient venir grim-;>er en Himalaya. Ma joie me semble
égoïste. Trop d'expéditions se conduisent à l'étranger comme des moutons et accep¬tent tous les excès. Personne n'élève la voix. Le vent de la révolte n'a pas encore soufflé, pourtant il est abusif d'avoir à payer des royalties pour un sommet, si beau et si haut soit-il. Je comprends que l'on puisse payer pour un stade, un court de tennis, un refuge, tout ce qui nécessite un travail d'homme, mais une montagne non !
J'aime les merveilleux 8 000 mètres du Karakorum, les parois verticales de Trango, les cathédrales de glace du Haut Baltoro : malheureusement tous les pro¬blèmes qu'il faut résoudre avant de pou¬voir les escalader - des problèmes qui n'ont rien à voir avec l'alpinisme - truquent le jeu et gâchent le plaisir.
Je pense à tout cela, là-haut; puis prends quelques photos. Je laisse le petit drapeau français confectionné tout exprès, plante deux pitons, témoins silencieux de ma vic¬toire et commence la descente. La nuit me surprend alors que je suis au début de l'arête aux corniches.
De nouveau un pénible bivouac sans protection sous un petit surplomb. Le vent souffle avec violence et je ne peux rien faire pour me protéger de ses cruelles mor¬sures.
Les heures passent lentement, avec cha¬cune son lot de frissons. Je n'ose regarder ma montre, dans cette vaine recherche du sommeil. Et puis c'est de nouveau le matin et l'enfer des longues rafales de vent char¬gées de neige. La corde se tend comme un arc et ce n'est qu'après des heures d'effort et de prudente traversée que je parviens à trouver un abri de l'autre côté de l'arête, et de nouveau des rappels. Vers midi j'atteins l'épaulement sur lequel devrait se trouver ma tente. Mais tout a disparu sous la neige et il me faut brasser longtemps la pou¬dreuse avant de retrouver l'entrée de ma grotte. Enfin j'y parviens et n'ai qu'une hâte, préparer des litres de thé brûlant pour étancher ma soif.
Brusquement, comme par enchante¬ment les nuages se déchirent, laissant apparaître un merveilleux soleil.
Pour aujourd'hui c'est fini ; les avalan¬ches vont se succéder à présent à un rythme infernal dans le couloir.
La fin de la descente ne me pose aucun problème. Quelques rappels au début puis une longue fuite à toute allure vers le gla¬cier de Baltoro. Je n'ai plus qu'un désir, boire tout mon saoul dans ce petit lac bleu que j'ai admiré tout au long de la descente... De nouveau les crevasses, les moraines, les torrents à traverser... Je retrouve enfin Marie-Jeanne qui m'attend avec impatience depuis cinq jours. En humant la délicieuse odeur des crêpes à la confiture d'abricot qu'elle m'a préparées je sais que mon ascension au Mitre Peak est cette fois bien finie.
L'himalayisme étouffé par l'Islam
Les jours passent et grâce à l'excellente cuisine de Marie-Jeanne, je me sens de nouveau en pleine forme. En admirant la tranquillité des ibex et la merveilleuse cime du Gasherbrum IV, au fond de la vallée, je n'ai plus aucune envie de rentrer. Plus que jamais je veux grimper. Mais nous avons donné notre parole au député chef du ministère du Tourisme que nous ne gra¬virons pas d'autres sommets sauf autorisa¬tions. Aussi interceptons-nous les mail-runners de l'expédition anglaise au K2 et leur faisons passer plusieurs lettres deman-
dant l'autorisation de gravir le K2. Il ne reste plus qu'à attendre la réponse et à faire du tourisme pour patienter. J'en pro¬fite toutefois pour remonter au camp II du K2 afin de voir les conditions. Une autre balade me conduit vers la Tour de Mus-tagh toute proche. Enfin la réponse vient par hélicoptère. Notre officier de liaison fantôme nous fait suivre un message en profitant de cet engin qui vient récupérer un japonais blessé à Concordia. C'est non sur toute la ligne et le début du retour.
Dans la vallée c'est l'interrogatoire de la gestapo : "alors vous avez gravi le K2, le Broad Peak, et la tour de Trango ?". J'ai du mal à réaliser tout d'abord puis je m'énerve : "D'accord, j'ai gravi ces som¬mets mais comme je ne suis pas arrivé en haut, je retourne demain les faire". Je repense à ces longues journées d'attente après la victoire sur le Mitre Peak. Je brû¬lais d'envie de grimper, de vivre d'autres expériences, plus haut, comme au K2, plus difficiles comme la tour de Trango, et j'avais renoncé pour respecter la parole donnée, pour respecter les réglementations de l'alpinisme au Pakistan. Ai-je eu tort ? Je ne pense pas. Pour ces escalades sans autorisation (le peu que j'ai fait), j'ai senti le poids d'une énorme barrière morale qui pesait comme le plus lourd des sacs.
Marie-Jeanne m'a dit un soir : "J'ai l'impression que le Gasherbrum IV a envie de pleurer. Chaque fois que je le regardais il m'invitait à venir grimper. L'Islam l'a étouffé".
Grimper en Himalaya n'est pas un pro¬blème ; présenter les ascensions modernes en technique alpine sur des 8 000 mètres comme des exploits est abusif. Comme l'a si bien écrit Henri Agresti : "si ces 8 000 étaient dans les Alpes il y a bien longtemps qu'ils auraient été faits en solitaire, en hiver, et sans oxygène". Et si l'Himalaya finalement c'était surtout un problème de fric et d'autorisation ?•
Ivano Ghirardini
(1) En agissant de la sorte, j'ai agi avec prudence car je n'avais aucun équipement de rechange. Ainsi par exemple l'Américain John Ruskelly, qui voulait gravir la tour de Trango en solitaire a dû renoncer dès la marche d'approche, ayant perdu sa charge de matériel dans la dangereuse traversée de la rivière Barldo.
montagnes magazine - n° 22

"J'aime grimper seul ; j'ai constaté que je prenais souvent moins de risques qu'en cordée traditionnelle. De plus j'ai rarement trouvé un compagnon avec qui je sois à l'aise. "