lundi, novembre 09, 2009

Ivano Ghirardini, solitudes extrêmes.


Solitudes extrêmes
IVANO GHIRARDINI

« Dis seulement une parole et je serai sauvé ».
« Vanité, tout est vanité ». Jamais cette phrase n'avait eu autant de sens que ce matin-là. Il pleuvait sur Chamonix en ce début avril 1978. De longs nuages gris s'accrochaient aux sombres forêts de sapins, noyant tout dans la tristesse. Des montagnes on ne voyait plus rien. «Es-tu sûr de n'avoir pas rêvé ? » Encore une fois, je regarde ces quelques photos posées sur la table : la croix du Cervin dans le jour naissant, la fuite vertigineuse des dalles de l'éperon Croz, le surplomb de la sortie de la rampe à l'Eiger, le sac posé sur une petite vire prêt à être hissé. Si je ferme les yeux, je vois ces images s'animer, mes crampons racler le rocher sous la neige en quête d'aspérités, le sac basculer dans le vide, osciller, puis venir doucement. Oui, j'ai bien vécu cela, mais que reste-t-il d'un événement passé? Hier n'existe déjà plus, aujourd'hui me glisse entre les doigts. Pourquoi en nous cette conscience fragile de notre existence unique sans savoir ni d'où on vient, ni où l'on va ?
non plus pour faire une voie mais simplement pour palper, à chaque prise, ces roches venues du fond des âges. Je sais désormais que, moi aussi, je passe¬rai, comme ces petits fossiles que je rencontre parfois. La mort sera bientôt là. A quoi serviront alors toutes ces apparences et poursuites de vent ? Cha¬que instant, minute de cette existence, est un miracle. Et je retrouve cette certitude venue du Linceul * : II faut marcher, marcher encore tant que brille
* Voir La Montagne et Alpinisme n° 1/76.
en nous la lumière, la seule vraie lumière que nous pouvons palper, celle de notre conscience.
K 2, la désillusion
6 septembre 1979. 8350 m. Bivouac solitaire sur l'arête sud. « Enfin la paix ». Ce cri à haute voix m'a échappé lorsque j'ai vu l'ombre immense du K 2 plonger sur la Chine rouge sombre avec la pleine lune qui se levait à l'horizon. J'étais là, tout seul, sur cette fine arête de granit  avec le sommet si proche (moins de trois cents mètres) qu'il me semblait qu'en tendant le bras je pourrais le toucher. Bientôt les premières étoiles apparurent sur ce ciel qui s'obscurcissait à toute allure. Un vent glacial balayait la face ouest et arrachait des fumeroles de neige. Je commençais à sentir la terrible morsure du gel et l'air prenait de plus en plus un goût de métal. Pour survivre, car je n'avais aucune protection, je creusai un petit trou dans la neige et m'y recroquevillai, fermant l'entrée avec mon surpantalon pour me protéger du vent. Il me fallait battre la semelle sans arrêt pour ne pas geler.
Le matin, j'avais enfreint les consignes du chef de cette expédition qui ne voulait pas entendre parler de solos. Maurice étant malade, j'avais d'abord fait le travail pour deux, montant toutes les cordes disponibles et les plaçant toutes, ne gardant que trente mètres pour le sommet. Cela m'avait demandé beau¬coup de travail et, ce que je ne savais pas, la perte de ce qui devait être notre dernière journée de beau temps.
Plusieurs fois, levant les yeux vers le dôme du sommet, j'ai voulu partir, laisser là ce travail qui, malgré les difficultés parfois extrêmes de notre voie, me semblait désormais inutile. Mais que pouvait valoir une victoire solitaire après un tel travail collectif ? Non, l'équipe d'abord ! S'oublier soi...
Toute la nuit se passa en frissons et claquements de dents. Combien pouvait-il faire dehors ? - 40° ? Le vent cessera-t-il pour tenter le sommet ? Demain Yan¬nick et Choucas doivent monter jusqu'en haut des cordes que je viens de placer. Le sommet à trois ? Je ferai encore la trace et équiperai ce dernier ressaut qui me domine en attendant qu'ils me rejoignent.
Le lendemain, lorsque j'enlève le pan¬talon qui ferme l'entrée de ma petite grotte dans la neige, tout a disparu. Plus de Chine, de sommet, ni même de ressaut. Le mauvais temps est là. Les premiers flocons apparaissent, clair¬semés d'abord, puis de plus en plus denses. C'est fichu ! Les forces obscures de la montagne ont joué contre nous et sans savoir pourquoi, j'en éprouve pres¬que un soulagement. De toute façon, ma décision est prise, jamais plus je ne participerai à de telles expéditions. Dans ma folie, je crois aux Dieux de la montagne, comme les Grecs de jadis aux Dieux de l'Olympe. Peut-être n'accor¬dent-ils le succès qu'aux hommes faisant preuve de noblesse et de courage ? Dans le fond, cet échec et ce rêve sont rassurants.
Mitre Peak, l'Himalaya prostitué
Ô, Pakistan, « Pays des purs », pour¬quoi n'as-tu pas écouté jusqu'au bout cette voix qui venait des déserts d'Arabie et que tu avais élue entre toutes. Car il était Vrai et Grand ce Mahomet qui, comme Jésus, Moïse, Bouddha ou Lao Tseu, pour n'en citer que quelques-uns, avait d'abord été à l'école des immensités sauvages avant d'être pro¬phète. C'est face à ces déserts hostiles, sur ces montagnes reculées, jungles impénétrables que ces hommes surent trouver et écouter ce Dieu que leur âme réclamait. Et leurs voix criaient fort que
la terre est sainte et sacrée, que l'homme doit rester libre. J'ai foi dans le Dieu qu'ils ont vu car c'est vraiment le Dieu du salut des âmes et des hommes. Alors pourquoi ces montagnes ainsi prosti¬tuées, ces clôtures et frontières qui souillent notre planète ? De quoi pour¬rions-nous être propriétaires alors qu'il nous faudra bientôt rendre même jusqu'aux atomes qui ont constitué notre corps.
Aconcagua face sud, la joie de grimper libre
Rarement une montagne ne m'aura autant séduit que ce géant de l'Améri¬que. Pourtant, ce voyage avait mal commencé. Mes deux amis, avec qui nous devions tenter une voie nouvelle directe au pic sud, étaient tombés ma¬lades dès la marche d'approche. De violentes chutes de pierres et une trop grande légèreté, face aux difficultés rencontrées, m'obligèrent vite à renon¬cer à cette première. Pour ne pas rentrer bredouille, je décidai de gravir la voie des Français de 1954 qui semblait être, vue depuis le bas, un très bel itinéraire.
J'avais lu leur récit dans l'avion et je dois dire que tant de chaleur humaine et de courage (presque tous les membres de cette expédition furent amputés) m'avaient enthousiasmé. Aussi, au fur et à mesure que je m'élevais dans cette immense paroi, des passages entiers de ce livre me revenaient spontanément en mémoire. J'en étais arrivé à oublier ma solitude et, lorsque j'installai mon bi¬vouac sous la barrière des rochers médians après avoir fait près de deux mille mètres de dénivelée, je sus que je vaincrais. Là, sur une petite terrasse de rocher face à un ciel infiniment pur et peuplé d'étoiles je n'ai plus osé bouger. Jamais je n'avais eu autant envie de remercier pour cette vie unique et belle qui m'avait été donnée. « Merci montagnes divines, merci pour votre infinie beauté
vous êtes les cathédrales que Dieu à bâties pour nous et vous escalader est notre prière. »
Makalu, le rêve impossible
Quel est l'homme, par trop passionné, qui n'ait eu de problèmes avec son épouse. Lorsque tous les muscles, les sens, les pensées se tendent, lorsque déjà les yeux se perdent dans le lointain, nos femmes se sentent tout à coup exclues, comme rejetées. Parfois une passion chasse l'autre, mais divorce ou renoncement sont de terribles constats d'échec. Parfois c'est la fuite ou la chute libre et aucune liqueur trop forte pour l'âme ne pourrait calmer ce feu qui nous brûle. Comme beaucoup d'alpinistes, j'avais choisi la fuite en avant, d'autant plus grande que mes problèmes avec ma femme étaient liés à d'autres plus graves encore avec mes beaux-parents. Mais à quoi bon jeter des pierres, je rêve d'une aventure si totale qu'elle seule pourrait me rendre cet indispensable sourire du cœur. Je ne pouvais plus raisonner et j'avais aligné bout à bout toutes les difficultés liées au grand alpinisme : 8 000 m, voie extrême, hivernale, soli¬taire, sans oxygène. Sans doute cela ne résoudrait aucun de mes problèmes, mais au moins en reviendrais-je plus riche qu'avant.
Arrivé à 7 000 m, sur ce fantastique pilier ouest, je vomissais la tsampa au chocolat préparée par le cuisinier sherpa. Le lendemain, je revois en souriant cette vieille femme rencontrée dans la jungle qui m'avait dit que j'aurais de très bonnes conditions jusqu'au milieu mais, qu'après, il ne me serait plus possible de continuer. Je lui avais donné quelques roupies pour ces prédictions mais je
pensais réellement avoir quelque chance de monter au sommet si le vent se calmait un peu. Au-dessus de l'ancien camp III des Français, les difficultés rocheuses commencèrent, de plus en plus difficiles jusqu'au fameux ressaut. Derrière moi, la fine et très belle arête des Jumeaux. Il n'y avait pas un souffle de vent lorsque je suis passé à l'aller, mais, au fur et à mesure que je m'élevais, une sorte d'angoisse, peu à peu, commençait à me prendre. Et si le vent
La grande barrière de séracs dans la face sud de /'Aconcagua.
En route vers le pilier ouest du Makalu vu du Jumeau I.
revenait tout à coup ? Mais la somme des problèmes que j'avais laissés en France m'ôtait toute possibilité de saine ré¬flexion. Mieux valait presque continuer jusqu'au bout pour étouffer ce poids terrible sur mon cœur. Tout raconter ici serait impossible, mais j'allais bientôt assister à la plus terrible tempête qu'il m'ait été donné de voir. La violence du vent était telle, qu'on eut dit le décollage du Concorde pleins réacteurs. Heureuse¬ment pour moi, ce jet stream glacial. dont la vitesse dépassait assurément les 200 km/h soufflait aux alentours des 8 000 m, et au-dessus. Lorsque je déci¬dai de redescendre, les cordes de rappel filaient déjà à l'horizontale.
La vieille femme sherpa ne s'était pas trompée. Elle m'avait dit aussi de ne pas chercher à me séparer de ma femme, que nous pouvions nous aimer beaucoup et être heureux ensemble malgré ma passion dévorante pour l'alpinisme. J'en conclus que, désormais, je ne tenterais plus la tactique du sauvetage tout en avant mais peut-être essaierais-je d'être plus conciliant.
Mont Mac Kinley express
« Ça va Jean-Philippe ?» Je glisse un regard vers mon compagnon qui semble vraiment fatigué. Voilà six jours que nous sommes sur ce très bel éperon Cassin qui file tout droit vers le géant de l'Alaska. Deux tempêtes violentes nous auront secoués. Le froid a commencé à agir sur le moral et les pieds de Jean-Philippe peut-être moins résistant. Dé¬sormais, il faut sortir et redescendre le plus vite possible. Tous les moyens sont bons, même d'engueuler mon compa¬gnon pour le tirer de cette léthargie qui, doucement, commence à le gagner à chaque relais.
Pourtant, par un paradoxe dont la nature seule a le secret, nous voici tous les deux au sommet et nous pourrions presque enlever nos vestes d'altitude tant la température s'est tout à coup radoucie. Longtemps nous restons au soleil, à nous préparer du thé et nous réchauffer sous ce merveilleux soleil. Toute tension a disparu. Le moral de Jean-Philippe remonte, au fur et à me¬sure qu'il avale des litres de boisson. Désormais, nous sommes pleinement heureux. Nous voudrions fixer dans notre mémoire chaque détail de ce merveilleux paysage qui nous entoure mais tout nous glisse entre les doigts, ce coude gelé du fleuve tout en bas, cette gerbe d'or du soleil qui va se perdre dans l'océan Pacifique, le sourire de Jean-Philippe, ma propre fatigue. Il ne fait jamais nuit, début mai, sous le cercle polaire et ces heures de descente sans sommeil parmi les barres de rochers, les crevasses et les séracs sont encore plus belles et riches en émotions que celles que nous avons vécues sur l'éperon. Aussi loin que nous regardons, nous ne voyons que des montagnes et, tout au loin, les vastes plaines gelées de l'Alaska. Tant d'im¬mensité et de majesté ont dissipé enfin tous nos doutes, angoisses, peines. Il n'est pas si difficile que ça de vouloir être libre sur la grande et belle terre des hommes.
Epilogue
Je pourrais écrire encore tant de choses sur ces escalades qui sont toute ma vie, mais à quoi bon ? Les mots ne pourront jamais traduire ou remplacer un vécu. Pourtant j'ai compris une chose qui me semble capitale : l'accumulation de sommets, de records et autres, n'est que poursuite de vent si l'esprit dans lequel nous accomplissons ces choses n'est pas tourné vers le seul but digne d'être atteint : celui de notre liberté intérieure.
Etre libre en soi, ce n'est pas faire ce que l'on veut mais peut-être trouver la porte et le chemin. A chacun ses vérités, moi j'ai choisi depuis le Linceul. Tu es ma porte et mon chemin, toi Jésus et toi seul, même si je sais que je ne suis qu'un homme mauvais. Pardonne-moi, par¬donne-nous. Mais qu'il est beau ce monde que Toi et ton Père nous avez donné pour grandir!                              •

Avril 1983. Bientôt trente ans. J'ai retrouvé les petits rochers de la colline Saint-Jean où, voilà dix ans, j'avais découvert seul l'escalade. Quelle joie que d'être là, parmi ces montagnes et col¬lines paisibles de Haute Provence avec cette extraordinaire impression de se retrouver un peu comme en plein ciel. S'il est un endroit où je veux terminer mes jours, c'est ici, loin des colosses de granit et de glace, là où la nature, à chaque pas, me tend ses bras à la fois rudes et amicaux. Mes doigts caressent le calcaire blanc, je grimpe doucement…