dimanche, novembre 08, 2009

Ivano Ghirardini, le Linceul, première hivernale solitaire de la face nord des Grandes Jorasses, 1975.


Neige et glace, seules nourritures pendant six jours pour l'alpiniste rescapé du « Linceul >
(De notre env. spéc. perm. Philippe GAUSSOT.)
CHAMONIX, lundi.
PEUT-ETRE  aurais-je  pu tenir encore Un après-midi,  mais  je n'aurais certainement pas résisté à une nouvelle   nuit   à   3.700   mètres d'altitude dans, l'épuisement où je me trouvais: »
Vainqueur en solitaire le 28 février dernier, après six jours d'escalade, de la face nord des Grandes Jorasses (4.206 mè¬tres), par la sinistre pente de glace justement appelée le « Lin¬ceul », une des voies les plus difficiles du massif du Mont-Blanc, Ivano Ghirardini peut désormais se compter parmi les - rescapés de la mort ».
Il a été récupéré, en effet, six jours plus tard — soit douze jours après son départ de Chamonix — sur le versant sud par un hélicoptère de la Protec¬tion Civile alors que de son propre aveu il n'en avait plus pour longtemps à vivre.
Cette magnifique victoire ne laissera finalement pas trop de mauvais souvenirs au jeune guide chamoniard d'origine ita¬lienne (il est né le 1er mai 1953 à Montefiorno). Il a quitté sa¬medi dernier la salle de survie de l'hôpital de Chamonix... 11 a retrouvé le plein usage de ses mains. Ses pieds, en revan¬che, sont atteints de gelures sérieuses.
— Ce sera long, dit simple¬ment le chirurgien Rurgieu, prudent.
Fatalité
Mais ii n'oubliera pas de sitôt l'enfer qu'il a vécu pendant les six derniers jours de sa course avec, comme seule nourriture, de la neige et de la glace.
De  frêle  stature,   Ivano  Ghi¬rardini   n'a   rien   d'un   «   dur   » de   la   montagne.   Mais  une   fa¬rouche   détermination   l'habite. Il   n'a   qu'une   seule   passion   :   son métier de guide. Il a la réputation    d'être    un    grimpeur d'une  aisance  extraordinaire.
— Il y a un an que je pensais a cette course, dit-il Confusé¬ment, je savais que, par une sorte de fatalité, \e m'attaque¬rais un jour ou l'autre au * Linceul "...
Ivano   Ghirardini.
- C'est le mardi 25 que je l'ai attaqué.    J'y   ai   retrouvé    une corde, sans doute une de celles laissées    par    Desmaison.    Elle était entièrement prise dans  la glace. Ça marchait bien, j'avais des   crampons  a . pointe  avant, deux marteaux à glace, un pio¬let,     plus    une    quinzaine    de broches à glace et deux cordes de 40 mètres. J'avais beaucoup plus de matériel •qu'il ne .m'en fallait, car j'avais surestimé la difficulté. Mon sac pesait 40 ki¬los.   C'était  trop.   11  fallait  que je le tire après moi, et souvent il se coinçait. Si bien que. pour faire une longueur de corde, j'ai dû, souvent, en faire trois...
-  C'est,   le   jeudi   27   que   j'ai perdu mon réchaud en  voulant remplacer une cartouche. J'étais alors s. une centaine de mètres sous  l'arête  sommitale.   C'était la pire chose qui pouvait m'arnver,   car,   sans   mon  réchaud, je ne pouvais plus boire,  et   à ce régime,  en  haute  montagne, on s'épuise  très  vite
- 11 fallait donc que j'atteigne le sommet  au  plus  vite.   C'est pourquoi,   le   lendemain,   après un   nouveau   bivouac,   j'ai   fait,
on m'auto-assurant, une traver¬sée très délicate jusqu'à l'arête neigeuse qui se trouve au mi¬lieu du « Linceul » : là, j'ai abandonné mes deux cordes, mes broches à glace et mes vivres, pour réduire le poids de mon sac à 15 kilos. Je savais qu'autrement je n'atteindrais jamais le sommet...
Atroce fournée
- J'étais fatigué, épuisé quand j'y suis arrivé, le 28, vers Vl heures. J'ai bivouaqué dans une niche assez confortable, sur l'arête des Hirondelles. Le lendemain, vers midi, j'ai été repéré par l'hélicoptère de la Protection Civile. J'ai fait signe que je montais au sommet de la pointe Walker, afin que l'hé¬licoptère puisse se poser et me prendre à son bord. Mais le pilote et moi nous ne nous som¬mes pas compris. »
Le lendemain, l'hélicoptère ne l'a pas vu. Son calvaire com¬mençait :
—• J'étais tellement fatigué que ie n'avais plus qu'à atten¬dre du secours. Le lundi 3 mars a été une journée atroce. Depuis trois jours, je n'avais rien man¬gé, rien bu. Et le mauvais temps est arrive. Il est tombe énormément de neige. Plusieurs fois, ma toile de tente s'est affaissée sous son poids. Mardi. le soleil a fait son apparition. J'ai étendu sur la, neige tous mes vêtements pour me sécher, car j'étais trempé jusqu'aux os. La nuit venue, j'ai fait des si¬gnaux en direction de Courmayeur avec ma lampe élec¬trique. Mais personne n'a rien vu. Dans la journée, l'helicoptère avait encore une fois survolé les Jorasses, mais il no m'avait pas vu. Je n'avais plus la possibilité de faire un pas. un geste, tant j'étais rrevp Mais je suis toujours reste étonnamment lucide... *
Le jeudi 6 mars, vers 12 h 30, l'hélicoptère, enfin, le repérait et le hissait à son bord.
Il était temps : les premiers moutons de la mer de nuages oui montaient du Val-d’Aoste atteignaient déjà la toile de tente rouge, sous laquelle Ivano Ghirardini était resté étendu pendant plus de six jours.