lundi, novembre 09, 2009

Extraits d'une interview d'Ivano Ghirardini


M.G. — Avez-vous ressenti des problèmes particuliers en alti¬tude?
I.G. — Pas vraiment et c'est assez surprenant d'ailleurs car cela ne faisait pas quinze jours que j'avais quitté l'Europe. Bien sûr, avec aussi peu d'acclimatement, je ne galopais pas comme un lapin et vers 7.000, je tirais même bien la langue mais depuis le K2 où je suis resté douze jours au-dessus de 7.500 m en continu, avec pendant cette période trois montées au-dessus de 8.000 m, un bivouac solitaire à 8.350 m et le tout sans aucun usage de l'oxygène, j'ai pris confiance dans ma résistance en haute altitude. Il faut dire que lorsque l'on fait beaucoup d'expés, cela conduit à une sorte d'acclimatation permanente ou plutôt cela réduit de beaucoup les périodes d'acclimatation. Je partage tout à fait à ce sujet la conception de Nicolas Jaeger qui disait que la haute altitude n'était pas le milieu hostile, dans lequel l'homme ne pouvait que se dégra¬der, qu'on nous a présenté parfois. Les premiers himalayistes n'avaient pas de complexes à ce sujet et ijs sont montés très haut sans oxygène, avec un matériel très rudimentaire. A mon avis, il n'y a pas plus de zone de la mort qu'il n'y avait d'alpe homicide au début de la conquête du mont Blanc.
M.G. — La recherche actuelle en matière de haute difficulté sur les grandes montagnes est davantage orientée vers les par¬cours en style alpin, voire en solitaire, de certains grands itiné¬raires. Cela ne va pas sans casse et l'exemple de Nicolas Jae¬ger dont vous parliez tout à l'heure est là pour le rappeler. Croyez-vous qu'il y ait des limites? Ou pensez-vous, comme vous l'avez prouvé en gravissant les trois grandes faces Nord en solitaire et en hiver, dans le même hiver, d'ailleurs, que tout est possible?
I.G. — II me semble que tout est possible et il n'y a pas de meil¬leure formule que celle de Mummery: un pic impossible, une des plus difficiles escalades des Alpes, un pic pour dames. Tout va très vite et plus personne ne s'étonne de rien. Pourtant, il faut toujours plus de courage, d'endurance et de technique, pour dépasser ce qu'ont fait ceux qui nous ont précédés. Il faut toujours plus d'entraînement aussi. La casse? Elle est inévita¬ble et elle fait partie intégrante de l'histoire de l'Alpinisme depuis ses débuts. Mais toujours des hommes ont réussi. Il n'est aucune paroi impossible qui ne trouvera un jour son maî¬tre, et qui ne sera ensuite répétée. Malgré cela, le Grand Alpi¬nisme conduit toujours à une grande leçon de modestie vis-à-vis de la montagne. Parfois, certains parlent et font parler beaucoup de leurs exploits car ils y sont presque obligés, mais je suis sûr qu'au fond d'eux, lorsqu'ils se retournent pour regar¬der une dernière fois leur paroi et la première réussie, c'est tou¬jours un sentiment de grand soulagement qui l'emporte.
M.G. — Que pensez-vous de Reinhold Messner? Est-ce un modèle comme Bonatti a été un modèle pour lui-même et pour d'autres et cherchez-vous à le dépasser? Parce qu'il ne faut pas oublier que Reinhold Messner a réalisé certains exploits comme par exemple le versant nord de l'Everest, en solitaire et sans oxygène, en quelques jours.
I.G. — J'ai une grande estime pour Messner car c'est avant tout un homme d'une volonté et d'un courage absolument incroyables tant il est capable de se dominer, d'aller à fond dans tout ce qu'il entreprend. Mais je crois qu'il faut aussi être relatif car Messner s'est surtout fait connaître en Himalaya et, sans que cela n'enlève quoi que ce soit à ses qualités, je
regrette sincèrement que l'Himalaya ne soit pas loyal et à armes égales entre tous. Il y a deux grandes barrières à sur¬monter, qui sont l'argent pour partir et l'autorisation, la régle¬mentation. Tout cela n'a favorisé que les expéditions nationa¬les et les professionnels de l'Himalaya qui tous préfèrent payer plutôt que d'avoir un concurrent. Pour ma part, je considère beaucoup de prétendues premières himalayennes comme bidons et déloyales, quitte à me mettre beaucoup d'alpinistes sur le dos. Si l'Everest était dans les Alpes, on l'aurait peut-être gravi avant même que l'on sache mettre l'oxygène en bouteil¬les. Pensez donc à Mummery qui partait au siècle passé au Nanga Parbat en solitaire et en technique alpine. Il a cassé dans une avalanche mais lui comme tant d'autres aurait très bien pu réussir. L'avenir d'ailleurs me donnera raison et bien des valeurs actuelles devront être réajustées. Bonatti est une des plus grandes figures mondiales de l'alpi¬nisme et son prestige même de nos jours reste immense. Par hasard, j'ai un oncle qui a partagé pendant son service militaire sa chambre avec lui. Il m'a beaucoup parlé de lui et c'est avec une profonde admiration pour cet alpiniste que j'ai fait mes premiers pas en montagne. Mais à présent, je ne cherche plus à imiter personne. Chacun doit trouver son propre style et ma façon de grimper est différente de celle de Bonatti ou Messner. C'est mieux ainsi.
M.G. — Pourquoi êtes-vous un adepte du solitaire? Est-ce un dépouillement visant à atteindre l'absolue pureté ou au con¬traire une manifestation de rejet de la communauté ou de rejet de la part de celle-ci?
I.G. — Pour moi, c'est très simple. J'ai découvert la montagne à 20 ans et dans mon village, il n'y avait personne pour m'ini¬tier. Aussi, je me suis mis dès le début au solitaire et je dois dire que j'y ai vite pris un grand goût car cela correspondait tout à fait à ma recherche et à mon caractère. Quant à savoir si l'on a atteint la perfection ou l'absolu par le solitaire, je n'en sais vraiment rien mais je ne crois pas car ces deux critères de valeur n'ont l'air de n'exister que dans l'esprit des hommes.
M.G. — Donc, ce n'est pas une recherche volontaire ou un rejet d'une communauté, c'est plutôt l'héritage d'une formation.
I.G. — En fait, je dirais presque que c'est le destin. Dès que j'ai découvert la montagne, j'ai senti un besoin si fort d'aller sur les cimes que jamais je ne me suis posé la question du solitaire. C'était pour moi la façon la plus simple et la plus naturelle de grimper. Parfois, après une ascension extrême, on a envie d'arrêter, comme si l'on allait trop loin, mais toujours au bout d'un certain temps on retrouve de nouveau en soi le désir de faire mieux, d'aller plus loin encore. C'est là une motivation parfois incompréhensible vu les risques que l'on prend. Et même si l'on devient un professionnel de l'escalade extrême, le peu que l'on puisse en retirer ne vaudra jamais tous les ris¬ques courus et toutes les épreuves endurées.
M.G. — Justement, comme dernière question, j'aimerais vous demander si l'alpinisme de grande envergure peut se contenter de rester confidentiel, ou s'il a besoin de subir l'interférence des mass médias et de ce fait, tomberdans l'exhibitionnisme ?
I.G. — Ce qui m'a toujours surpris, c'est le besoin qu'ont tous les alpinistes de parler de leurs plus grandes courses, que ce soit à des amis, à des clubs par des notes, ou au grand public par les médias. Mais tous, comme c'est normal d'ailleurs pour tout homme, ont besoin d'une meilleure estime d'eux-mêmes et c'est là où le bât blesse: c'est la considération des autres qui nous indiquera notre valeur. Il y a aussi un problème prati¬que: dans les Alpes, on peut rester confidentiel mais pour l'Himalaya, c'est impossible ou presque.
M.G. — Justement, est-ce qu'on peut rester amateur lorsqu'on a l'étiquette de guide professionnel comme vous?
I.G. — Je crois qu'à la base, tous les grands alpinistes, ou même de simples guides qui après une saison de classiques ont besoin de faire pour eux une "grosse", sont des amateurs. Ce sont toujours les amateurs d'ailleurs qui ont fait changer les éthiques et la façon de grimper.