mercredi, novembre 11, 2009

Edouard Tissier raconte...

FACE A FACE AVEC LE ROI DU SIAM
"Occupe-toi, berger, de crainte que le malin ne s'empare de ton inaction".

Ce n'est pas "Yvan le Terrible" que j'allais contacter, un soir de grand beau, au bureau de l'Association indépendante des guides du Mont-Blanc pour l'engager pour une course de rocher, mais un Yvan un peu terrible quand même, lorsque on sait qu'il s'agit du jeune aspirant-guide Ivano GHIRARDINI rescapé de l'hivernale en solo du LINCEUL (voir n°l-1976 - La Montagne), dont je fis tout à fait par hasard la connaissance.
Après que j'eus exposé mes désirs qui tendaient vers une course relaxe, Yvan m'ayant "essayé" dans l'arête NE de la PERSEVERANCE, estimait qu'il serait dommage de choisir une escalade du niveau A.D. Comme chacun sait, les guides possèdent l'art d'imposer les courses de leur choix à leurs clients. Pour éviter la foule, nous nous mettons d'accord sur l'arête E. du Roi du Siam (VALLOT 545). Je n'avais jamais entendu parler de ce monarque alpin coincé entre le Grand et le Petit Capucin. Nous regardons ensemble le topo-guide qui ne me rassure guère"... Gravir le premier ressaut en rocher fissuré (IV)..., puis s'élever verticalement par un dièdre (IV sup.) et une cheminée fissurée (IV)... éviter un toit à gauche (IV)... gravir un feuillet détaché, le fil de l'arête, un ressaut avec blocs surplombants (IV sup.) etc...etc... Avec beaucoup de conviction et de passion, Yvan m'assure qu'il "équipera" bien des passages les plus difficiles, que je serai encordé derrière lui, que Georges le très jeune alpiniste qui fait cordée avec nous passe du V en tête dans les Calanques, et ainsi de suite .... Pour ma part, je ne voudrais pas trop tricher avec la montagne.
Bref, malgré une demi-heure d'avance au Téléphérique de l'Aiguille du Midi, deux bennes nous échappent et quel cohue ! Nous dévalons rapidement la Vallée Blanche. Ça crapahute déjà fort dans la Pyramide du Tacul et dans le petit Capucin que nous dépassons pour aller plus au Sud dans la Combe Maudite. Comment ont-ils fait pour avoir autant d'avance sur nous? Sans doute, ces grimpeurs ont-ils passé la nuit au refuge des Cosmiques, ce qui était sage. Par contre, pas un chat dans notre Roi du Siam. Notre guide satisfait, sort de son sac sans tarder force bicoins, clogs et autre quincaillerie. Visiblement, il a l'intention de faciliter les choses à ses clients d'aujourd'hui. Et c'est parti! Tout de suite un premier passage de IV. comme cela à froid sans nous prévenir! Yvan nous fait comprendre que dans cette voie, il ne faut pas s'attendre à des passages faciles, mais comment ne pas venir à bout des difficultés, lorsque "celui qui va devant" essaye de vous communiquer son enthousiasme, pas toujours perceptible, il est vrai, quand une bonne longueur de corde vous sépare de lui. Après les premières difficultés. solidement assurés à la paroi verticale, nous nous accordons une halte vers midi sur une petite vire pour grignoter quelque nourriture. Pendant ce temps. Yvan pousse une reconnaissance sur notre gauche vers la face S.E. Confusément, nous le soupçonnons de vouloir nous engager dans cette voie plus difficile encore (Vallot 546.) "Venez", nous lance impérativement un Yvan invisible! Il a suffit d'une jolie traversée horizontale d'une longueur pour rejoindre cette face S.E. dans laquelle régnait un silence insolite. Selon notre guide, la beauté des passages de cette voie, toute en finesse, devrait nous permettre de les franchir avec aisance certainement, avec plaisir sûrement, sinon, nous ne savons pas grimper...! Quel appel à notre amour-propre ! Et quel optimisme !
Pourtant, nous étions prêts à ne pas tricher avec ce mur vertical d'une longueur de corde tout en IV sup. et V. Sans fausse honte, pour ma part, je sollicite parfois, sinon souvent. de mon invisible premier, un allégement de mon poids, un soulagement de mon souffle et de mes bras.' Yvan "le terrible" contrairement à la légende, me prodigue "ses bontés" à la demande. Tant pis pour lui aussi ! ne regrette-t-il pas un peu de nous avoir entraînés dans cette D sup. dans laquelle il excelle lui. Visiblement, il se fait plaisir, tandis qu'aussi visiblement, je me fais souffrir : souffrances éphémères et salutaires, il est vrai.
L'heure tourne vite, plus vite que nous le pensions. Depuis la brèche d*s. Carabinier^, nous avions l'intention, en surplus. pour terminer la journée, de gravir la dernière partie de la V.N. du Petit Capucin. Il était trop tard. Mais il reste une dernière longueur à grimper pour atteindre le relais sous la tête du Roi du Siam, soit les derniers passages difficiles, que je franchis sans élégance, c'est-à-dire sans scrupule pour l'esthétique. Seuls dans cette voie, nous n'avions personne derrière nous pour nous juger, mais était-ce suffisant pour nous disculper?
La brèche des Carabiniers entre le Roi du Siam et le petit
Mais ce qui devait arriver, arriva ! Au rappel de la corde, celle-ci se coinça 20 m plus haut ! Le guide, furieux et inquiet, remonta au Jumar pour réparer l'incident.
Conscients d'avoir perdu pas mal de temps, nous dévalons le couloir croulant qui nous mène au pied du Grand Capucin de la Combe Maudite. Il suffit de suivre une bonne trace à travers ce magnifique cirque glaciaire pour rejoindre le Col du Géant en passant au pied de la face Nord de la Tour Ronde, toute en glace en ce mois d'août, dans laquelle les cailloux jouent au toboggan.
Mais rien ne sert de courir, il fallait partir à temps! Il était trop tard pour rejoindre l'Aiguille du Midi par les petites bennes qui s'étaient immobilisées au-dessus de l'éblouissante Vallée Blanche comme un long chapelet rangé après la prière du soir. A l'arrivée à la gare Heilbronner, nos sympathiques cousins Valdotains nous firent remarquer que nous n'avions plus le choix qu'entre coucher au refuge de Torino ou descendre vers Entrèves avec la dernière benne sur le point de partir. Nous nous précipitons sans hésiter dans la cabine antique du téléphérique italien qui nous ramène près du Tunnel du Mont-Blanc. Pouce tendu vers l'entrée comme des habitués de l'auto-stop, nous trouvons deux voitures qui nous ramènent à Chamonix. Visiblement, notre trio n'avait pas l'allure d'auto-stoppeurs "professionnels". Nos aimables transporteurs, légitimement curieux, apprirent ainsi que nous avions, juste à l'aplomb du tunnel, à 2 500 m plus haut, rendez-vous avec le Roi du Siam. ce qui les intrigua énormément.
Notre jeune guide reconnut avec modestie, qu'en ce qui concerne les horaires des téléphériques, il manquait encore d'expérience. Confusément aussi, Yvan a dû prendre conscience qu'il devait surtout compter avec "celui qui va derrière". Depuis, nous lui avons pardonné cette fougue due à son talent, à sa jeunesse et à son tempérament méridional.
Quant à moi, sur le chemin du retour, je me suis surpris à philosopher et à m'interroger sur l'exercice de l'art de ne pas être grand-père. Je dois confesser que je n'ai pas encore trouvé les réponses satisfaisantes à cette question....
Edouard TISSIER